Cheval de bataille des entreprises, le sujet de la diversité est encore trop souvent abordé sous l’angle des stéréotypes de genre qui seraient, entre autres, responsables du manque de représentation des femmes au sein des équipes de direction. Mais est-ce vraiment le cas ? Dans « La diversité n’est pas ce que vous croyez ! », paru en mars 2025, Olivier Sibony livre un nouveau regard sur cet enjeu et partage plusieurs solutions pour tendre vers plus d’égalité hommes-femmes dans les entreprises. Rencontre avec l’auteur.
Pourquoi avoir écrit un livre sur le sujet de la diversité ?
O.S. : En tant que spécialiste des biais cognitifs, je suis souvent invité par des responsables RH, diversité ou inclusion à venir parler de ce sujet. Je me suis aperçu que, pour mes interlocuteurs, les biais cognitifs étaient souvent perçus comme l’une des raisons qui expliquait le manque de diversité en entreprise. Or, ceci est une idée reçue qui conduit, pour y remédier, à des actions inefficaces. Pour illustrer mon propos, je me suis appuyé sur des études scientifiques françaises et internationales qui indiquent toutes que les causes et les conséquences du manque de diversité en entreprise ne sont pas celles auxquelles on pense habituellement. Mon livre, qui s’adresse à un public français avant tout, vise ainsi à apporter un point de vue différent sur cet enjeu, une analyse de la situation actuelle et des pistes concrètes pour renouveler l’approche de la diversité en entreprise.
Quelle est justement la place des femmes dans les entreprises et comment l’analysez-vous ?
O.S. : Aujourd’hui, 12 % de femmes sont à la tête d’une société cotée du SBF 120 et un peu moins de 30 % présentes dans un comité exécutif en France. Ces pourcentages sont propres au monde de l’entreprise. En politique, elles sont ainsi 33 % parmi les présidents de région, 37 % parmi les parlementaires et 42 % au gouvernement. Dans la justice, qui est un autre domaine où le pouvoir s’exerce, ce pourcentage monte même à 54 % pour les juges de la Cour de cassation, qui représente le sommet de la carrière des magistrats. Avec ces données, on se rend compte que le manque de diversité n’est pas seulement un problème de société, lié aux stéréotypes de genre : c’est aussi un enjeu spécifique aux entreprises.
Celles-ci cherchent d’ailleurs, en toute bonne foi, à progresser sur cet enjeu de diversité car elles sont convaincues qu’il s’agit d’un facteur de performance. Or, si la diversité est souhaitable, elle l’est pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la performance. La diversité en entreprise est, avant tout, un problème éthique : une entreprise a l’obligation d’offrir les mêmes opportunités à tout le monde. Quant à la performance, toutes les études sérieuses le montrent : la diversité ne suffit pas à améliorer la performance globale, celle-ci étant par nature multifactorielle. La bonne question à se poser n’est donc pas « est-ce que plus de diversité entraînera davantage de performance ? », mais plutôt « est-ce que choisir les meilleurs dirigeantes et dirigeants possibles, ce qui se traduira également par plus de diversité, le fera ? ». La réponse à cette seconde question est oui. Autrement dit, le facteur commun entre la diversité et la performance, c’est la qualité du leadership et donc des choix de dirigeants, qu’ils soient hommes ou femmes.
Que nous apprend le manque de diversité au sein des entreprises ?
O.S. : Deux choses. Tout d’abord, cela signifie que les entreprises ne s’appuient pas sur les bons critères de sélection pour pourvoir leurs postes stratégiques. C’est le cas dans celles où les femmes représentent par exemple la moitié de l’effectif total mais sont, en revanche, de moins en moins nombreuses à mesure que l’on progresse dans la hiérarchie. J’irais même plus loin en disant que le manque de diversité dans les postes les plus hauts placés est le reflet de stéréotypes sur le leadership. C’est le message principal de mon livre : si vous n’avez pas de diversité dans votre top management, cela indique que vous n’avez pas les bons critères pour sélectionner les profils, femmes ou hommes, qui occupent des postes à responsabilité.
Le second enseignement que l’on peut tirer du manque de diversité, c’est que les solutions mises en œuvre par les entreprises pour y remédier sont inefficaces, voire contre-productives. En considérant le manque de diversité comme étant lié à des stéréotypes de genre, les entreprises vont s’appuyer sur des formations dédiées pour aider les collaborateurs à s’en prémunir, ou sur du coaching pour inciter les femmes à ne pas se s’y conformer. Malheureusement, ces formations donnent peu de résultats. Car essayer de faire changer les mentalités est un processus à la fois très long et complexe. En résumé, le discours sur la diversité qui domine encore dans les entreprises conduit à des pratiques qui ne résolvent rien, comme l’atteste la sous-représentation persistante des femmes dans le top management. Voilà comment, après des décennies d’efforts, le pourcentage de femmes à des postes clés demeure aussi bas.
Vous dites dans votre livre que le défi de la diversité est d’abord celui de la définition du leadership : d’où vient ce stéréotype genré du leader ?
O.S : Dans une entreprise, la question du leadership se pose avec une attention accrue dans les postes de direction. En cas de recrutement ou de promotion interne, on va se demander si les candidats ont « ce qu’il faut » et entrer, à ce moment-là, dans une forme de pensée subjective en privilégiant des critères comme le charisme, la vision ou encore le potentiel. Le problème, c’est que la définition même de ces critères varie d’une personne à l’autre, sans compter qu’ils ne sont pas les plus pertinents. La « vision », par exemple, c’est formidable… Mais une vision erronée peut mettre en difficulté une entreprise, comme on a pu le voir avec Adam Neumann, le fondateur de WeWork, qui a enregistré des pertes vertigineuses. Or c’est sur la base de sa « vision » que les investisseurs croyaient en WeWork.
Ensuite, ces critères associés au leadership sont genrés car on raisonne par analogie. Je m’explique : aujourd’hui, une majorité d’hommes occupe encore les fonctions les plus haut placées. Quand une entreprise se demande quel candidat est le plus apte, elle le compare invariablement à la personne en poste. Si c’est un homme, elle aura plus de difficulté à projeter une femme sur cet échelon supérieur. Par conséquent, le potentiel des femmes a tendance à être sous-évalué tandis que celui des hommes est surévalué.
Tout cela serait différent s’il y avait plus de femmes dirigeantes, bien sûr. Mais elles sont encore trop rares pour infléchir le modèle de leadership qui s’impose naturellement à notre esprit. Ainsi, chaque fois que je demande à quelqu’un de me citer un grand leader, on me répond Steve Jobs ou Elon Musk. Des hommes donc.
Quels leviers identifiez-vous pour tendre vers davantage d’égalité homme-femme dans les entreprises et pour quels apports ?
O.S. : Au lieu d’essayer de changer les mentalités, il est plus efficace de faire évoluer les méthodes d’évaluation des entreprises. Concrètement, si celles-ci veulent que plus de femmes soient promues à des postes à responsabilité, elles doivent d’abord repenser leur modèle de leadership basé sur des critères comme la vision ou le charisme. Plus elles s’appuieront, au contraire, sur des critères de promotion objectifs, plus elles seront en capacité de sélectionner de meilleurs profils – hommes ou femmes – et, par extension, de gagner en performance. Les leviers sont ainsi tous ceux qui permettent de changer les critères et les méthodes par lesquels les entreprises choisissent leurs dirigeants.
Prenons par exemple le principe très répandu des appels à candidatures quand un poste s’ouvre. On le sait, les candidatures masculines sont bien souvent plus nombreuses que celles des femmes. Mais quel type de personne ce processus sélectionne-t-il ? En demandant aux individus de postuler, on donne une prime à ceux qui ont envie d’accéder à l’échelon supérieur depuis longtemps, qui sont prêts à entrer pour cela en concurrence avec tous leurs collègues, et qui se pensent compétents – même s’ils ne le sont pas. Qu’est-ce qui empêcherait un service RH de procéder différemment et d’identifier puis de contacter proactivement les personnes les plus compétentes pour un poste ?
Autre exemple parmi les trente-trois que je présente dans mon livre, le recrutement groupé constitue également un levier efficace et simple à mettre en œuvre en faveur de l’égalité homme-femme. Au lieu de recruter chaque fois une personne pour un poste, les entreprises pourraient choisir plusieurs profils en même temps. Cette approche collective augmente en effet naturellement la diversité dans les choix qui sont faits, sans avoir besoin de fixer des quotas ou de changer les mentalités.
Vous parlez aussi de « diversité cognitive », de quoi s’agit-il ?
O.S. : La diversité cognitive, c’est la capacité de voir un problème sous différents angles, de confronter des points de vue, des idées et des manières de voir le monde. Mais cela n’a rien à voir avec le genre ou l’origine ethnique, contrairement à une autre idée reçue. Le fait de réunir des hommes et des femmes, des personnes jeunes et âgées ou encore des nationalités diverses pour réfléchir à une problématique donnée n’est pas nécessairement bénéfique. Si nous sommes tous les deux ingénieurs et si je vous dis que nous avons forcément une approche différente du même problème technique parce que vous êtes une femme, je bascule même dans un stéréotype. En revanche, dans d’autres domaines, la diversité de profils peut être un avantage.
« La diversité cognitive reflète donc, avant tout, une diversité de formations et de styles cognitifs. Pour les entreprises, elle constitue un atout pour nourrir les réflexions stratégiques, gagner en créativité ou encore innover. »
Prenons l’exemple d’un produit qui se vendrait mal. Une personne de votre équipe peut y voir un souci de conception là où une autre identifiera un écueil de communication dans la manière dont on a expliqué aux clients comment s’en servir. De cette confrontation de points de vue naît un changement d’approche qui conduit à la résolution d’un problème. La diversité cognitive reflète donc, avant tout, une diversité de formations et de styles cognitifs. Pour les entreprises, elle constitue un atout pour nourrir les réflexions stratégiques, gagner en créativité ou encore innover. À condition de ne pas tomber dans une approche simpliste de la diversité pour la diversité !
3 questions sur la diversité à Élodie Trevillot, Associé-Gérant de la Banque Delubac & Cie
Vous êtes Associé-Gérant de la Banque Delubac & Cie : pouvez-vous nous résumer votre parcours ?
J’ai débuté ma carrière en 2008 chez BNP Paribas, en tant qu’analyste en contrôle interne en Australie, avant de devenir auditeur interne au sein de l’Inspection Générale. Dans ce cadre, j’ai mené des missions d’audit sur divers périmètres de la banque. Cette première expérience a été très formatrice et m’a notamment permis de travailler des qualités comme la confiance en soi et la posture pour auditer des personnes qui étaient expertes sur leurs périmètres. J’ai ensuite rejoint Credit Suisse en France, entre 2013 et 2018, sur un poste de compliance officer avant d’intégrer la Banque Delubac & Cie en 2019. J’y ai, depuis, gravi les échelons en étant tour à tour Responsable puis Directeur de la Réglementation, de la Conformité et du Contrôle Permanent, Directeur Général Adjoint des Risques et Contrôles et, depuis 2024, Associé-Gérant.
Quel regard portez-vous sur cet enjeu de diversité au sein des entreprises ?
Comme Olivier Sibony, je pense que la diversité pour la diversité est une approche trop simpliste, voire contre-productive. Choisir des femmes à des postes à responsabilité pour respecter des quotas pose, selon moi, un problème de légitimité alors que le critère principal devrait toujours être la compétence. Dans mon parcours, je n’ai pas été choisie parce que j’étais une femme mais pour ce que je pouvais apporter à l’entreprise. J’ai conscience en revanche que les femmes ont tendance à se mettre en retrait, à minimiser leurs réussites et à s’auto-évaluer plus durement que les hommes. C’est pourquoi, dans le Talent Program que nous allons mettre en place au sein de la banque, nous ouvrons aux salariés la possibilité de déposer leur candidature d’eux-mêmes, parce qu’ils sont motivés et veulent œuvrer pour la réussite collective. Ceci étant dit, une fois le process de sélection engagé, tout le monde est jugé selon les mêmes critères objectifs.
Qu’aimeriez-vous dire aux femmes qui hésitent à se lancer dans la tech, un secteur encore très masculin aujourd’hui ?
Osez ! Ce n’est pas parce que vous ne remplissez pas à 100 % les critères d’une offre d’emploi ou que vous n’êtes pas expertes d’un domaine que votre candidature ne sera pas pertinente. Je dois vous faire une confidence. Quand je suis arrivée chez Delubac, j’étais loin d’être chevronnée en matière de cryptoactifsUn crypto-actif est un actif numérique basé sur les principes de la cryptographie. Il s’échange de pair à pair, sur un réseau décentralisé, grâce aux technologies de Distributed Ledger Technologies Lire la suite, mais je me suis formée, j’ai beaucoup lu, ce qui m’a permis de conduire et superviser la demande d’enregistrement de la Banque en tant que Prestataire de Services en Actifs Numériques (PSAN). Ce qui compte, c’est avant tout de garder l’esprit ouvert et d’avoir envie de découvrir de nouvelles choses, notamment dans le secteur de la tech qui évolue très vite – et c’est tant mieux ! Oser, c’est aussi apprendre à saisir les opportunités qui se présentent et savoir s’adapter à un environnement parfois mouvant. Pour cela, les femmes doivent apprendre à « se vendre » en valorisant leurs contributions et cesser de viser la perfection qui peut devenir un frein au quotidien. Comme le dit le proverbe : qui ne tente rien n’a rien !