De la monnaie frappée au paiement dématérialisé en passant par la lettre de change, le chèque ou la carte bancaire, les moyens de paiement sont protéiformes mais ont tous, en commun, de constituer un enjeu de souveraineté pour les États. Dans un secteur en pleine mutation, à la fois technologique et réglementaire, comment les moyens de paiement évoluent-ils ? Quelles perspectives ouvre, en particulier, le développement des paiements en cryptoactifs ? Réponses avec Hervé Sitruk, consultant spécialisé en finance et industrie bancaire et président fondateur de l’association France Payments Forum.
Quels sont les événements marquants de votre carrière ?
H.S. : Dans les années 1980, j’étais Directeur des activités Conseil de la société SLIGOS qui gérait la Carte Bleue et a inventé le terme « monétique » pour désigner l’ensemble des traitements électroniques, informatiques et télématiques nécessaires à son fonctionnement. La croissance de ce marché, qui s’est accélérée avec le développement du retrait par carte et l’apparition d’autres types et marques de cartes, a nécessité en 1984 la création du Groupement des Cartes Bancaires. L’objectif était double : uniformiser le service de retrait d’espèces et de paiement pour toutes les cartes émises en France en disposant d’une solution nationale unifiée et promouvoir la carte à mémoire. Pendant cinq ans, divers travaux ont été menés, dont l’élaboration d’un schéma directeur. Ils ont néanmoins tardé à se mettre en œuvre ou échoué, à l’instar du lancement de la carte à puce.
En 1989, j’ai donc été chargé de réorganiser le Groupement pour relancer avec succès le déploiement de la carte à puce mais aussi pour disposer d’un vocabulaire commun à tous les intervenants de ce marché, d’une représentation commune des fonctions monétiques [1] et de solutions interbancaires nationales. Par la suite, j’ai mené de nombreux travaux, toujours dans le secteur des paiements, au plan national et européen, dont la première étude sur les systèmes interbancaires de paiement en Europe.
Compte tenu de cette connaissance du marché européen, en mars 1995 la Commission européenne m’a chargé d’élaborer le scénario de passage à la monnaie unique prévue dans le cadre du Traité de Maastricht – une évolution politique et financière majeure ! J’ai ensuite continué, pendant de nombreuses années, à intervenir dans les paiements. En 2012, j’ai fondé France Payments Forum, une association dont l’objectif est de contribuer à l’émergence d’un marché européen unique des paiements dans un contexte de forte transformation, notamment numérique. Ce forum réunit les principaux acteurs de l’industrie du paiement qui interviennent en France (entreprises, consultants, fintechs, banques, établissements de paiement et de monnaie électronique) afin de favoriser les échanges et l’innovation dans ce domaine.
Pour citer l’anthropologue Marcel Mauss, pourquoi dit-on de la monnaie qu’elle constitue un « fait social total » ?
H.S. : La monnaie est à l’origine un épiphénomène du pouvoir régalien d’un État. De tout temps, c’est lui qui a organisé l’armée et la police, prélevé l’impôt, émis et déterminé la valeur de la monnaie – l’unité de compte – et en a fait un instrument d’échange et de thésaurisation. L’État était le seul à posséder ces trois prérogatives, dont il tirait profit. Il a ensuite transféré la fabrication des billets (tout en gardant la fabrication des pièces de monnaie), la mise en circulation et la gestion de cette monnaie fiduciaire mais aussi de la monnaie interbancaire, dite centrale, à la Banque centrale. En outre, il a également autorisé des acteurs économiques – les banques – à gérer une monnaie commerciale s’appuyant sur la même unité de compte. Cette question de la monnaie irrigue donc toute l’économie et même la société. C’est certainement l’origine des propos de Marcel Mauss.
La création de l’euro a changé la donne en Europe. Au sein de l’Union européenne, les États membres ont transféré certaines prérogatives de leurs banques centrales nationales à la Banque centrale européenne qui est devenue seule émettrice de la monnaie unique et la responsable indépendante de la politique monétaire de la zone euro. En revanche, chaque État a conservé la fabrication des pièces de monnaie comme prérogative. Dès lors, la création même de l’euro en 1999, prévue par le Traité de Maastricht, a nécessité un consensus entre États européens pour fixer les règles communes et les volumes de la fabrication des pièces par chacun d’entre eux. Aujourd’hui, on est contraint de rappeler ces fondamentaux pour bien comprendre qui a le droit de faire quoi sur le plan monétaire.
Les cryptoactifs n’échappent pas à cette règle. Ainsi, avec le développement de la cryptographie pour émettre un instrument utilisable dans les paiements, la question se pose à nouveau de savoir qui a le droit de faire quoi. Cela signifie que si une entreprise comme Meta lance un instrument cryptographique, par exemple un stablecoin, elle ne pourra pas en définir seule les règles. L’État, avec sa Banque centrale, va devoir intervenir pour garantir le bon fonctionnement et la sécurité des systèmes de paiement et, au-delà, la protection des investisseurs. Ainsi, le GENIUS Act américain a permis de poser les bases d’une régulation fédérale claire aux États-Unis pour les stablecoins adossés à des monnaies fiat et assortie, pour les émetteurs, d’exigences strictes à respecter (détention de réserves, licences, audits réguliers…). De son côté, le règlement MiCA (Markets in Crypto Assets) a fixé les règles pour l’utilisation des cryptoactifs en Europe tandis que la future DSP3 européenne imposera aux émetteurs de cryptoactifs de se conformer aux mêmes règles que les établissements bancaires pour les services de paiement.
En quoi les systèmes de paiement sont-ils étroitement liés à la souveraineté économique des États ?
H.S. : Pour vous répondre, je dois au préalable clarifier la notion de souveraineté. Celle-ci se réfère au pouvoir d’un État d’imposer ses règles ou sa politique sur un territoire qui relève de sa juridiction, voire au-delà. Pour les États-Unis, cette souveraineté s’étend en effet à tous les citoyens et entreprises américains, où qu’ils se trouvent, et à toutes les transactions réalisées dans le monde en dollar, même par des non-Américains. Pour l’Europe, elle couvre toute la zone euro. Dans le domaine des moyens de paiement, la souveraineté est stratégique car elle renvoie à la capacité d’un État ou d’un groupement d’États à disposer de solutions dont la continuité d’activité ne dépend pas de la volonté d’un tiers. Elle garantit ainsi la préservation des intérêts des entreprises et ressortissants, notamment en termes de valeur des actifs, de valeur d’échange pour les transactions commerciales, de confidentialité des données et de façon générale de défense de l’indépendance économique et de préservation de la capacité compétitive des États, de leur économie et de leur sphère d’influence. En créant une union économique et monétaire, les États membres de l’Union européenne ont décidé de consolider les échanges pour capitaliser entre eux la valeur ajoutée, et donc accroître la valeur de leur monnaie commune et mieux concurrencer d’autres pays. La question des systèmes de paiement est au cœur de la souveraineté des États, et donc au centre de la géopolitique mondiale. C’est aussi devenu dernièrement un instrument de guerre économique et politique contre certains État : les sanctions qui frappent l’Iran ont isolé son régime financier du reste du système international tandis que les opérateurs de cartes bancaires Visa et Mastercard ont suspendu leurs opérations en Russie.
« La question des systèmes de paiement est au cœur de la souveraineté des États, et donc au centre de la géopolitique mondiale. C’est aussi devenu dernièrement un instrument de guerre économique et politique contre certains États. »
Dans quelle mesure les GAFAM et les stablecoins en dollar peuvent-ils influer sur la souveraineté économique des États ?
H.S. : Toute entreprise qui souhaite émettre de la monnaie sans qu’un État lui ait, au préalable, délégué cette prérogative, attaque ce pouvoir régalien et réduit sa sphère économique et politique. Avec les GAFAM, le sujet prend une dimension mondiale : cela reviendrait, pour les GAFAM, à créer des marchés privés mondiaux, des « bulles » fermées, dans lesquels les utilisateurs de leurs produits et services seraient incités à payer les échanges entre membres avec leur monnaie, échanges sur lesquels ils prélèveraient une commission. On assisterait alors à une « seigneurisation » d’une partie de l’économie mondiale qui est, pour l’heure, le monopole des États. Avec les stablecoins, l’enjeu est différent, mais reste mondial. Certes les émetteurs privés veulent également capter les dépôts qui sont dans les banques, mais en émettant des stablecoins dans une devise, on consolide cette devise en faisant venir à elle des dépôts mondiaux, et on fragilise en retour les autres devises. Ainsi, les États-Unis envisagent d’utiliser les stablecoins adossés au dollar pour développer le paiement par stablecoin au plan mondial, collecter des dépôts dans d’autres zones monétaires et, ainsi, préserver la domination mondiale de leur monnaie. Cela confirme le dicton selon lequel celui qui est maître de la monnaie est maître de l’économie !
Quelles perspectives ouvre le développement des paiements en cryptoactifs et, en particulier, des stablecoins ?
H.S. : Ce qu’on appelle des cryptoactifs, ce sont des données numériques auxquelles on accorde une certaine valeur financière, des actifs numériques non adossés à des valeurs d’entreprise. Le problème, aujourd’hui, pour les personnes qui veulent régler un achat en cryptoactif dans les magasins qui le permettent, c’est qu’elles utilisent un actif qu’il faut vendre et qui génère une plus-value ou une moins-value financière, même minime, qu’elles doivent déclarer. À ce titre, elles sont donc imposées en France. Si ce casse-tête administratif est souvent dissuasif pour l’achat de biens courants et quotidiens, l’autre difficulté majeure est l’instabilité des cours qui oblige à être en permanence d’accord sur la valeur du titre et peut désavantager le détenteur final. Parmi les cryptoactifs, une tendance émerge cependant en faveur des stablecoins adossés à des actifs dits stables, notamment à des monnaies fiduciaires qui en garantissent la valeur. Autrement dit, le prix d’un produit resterait sensiblement le même s’il était payé en devise locale ou en stablecoin. Cette solution pourrait davantage intéresser les entreprises car elle constituerait une alternative rapide et que certains considèrent comme peu coûteuse aux systèmes de paiement traditionnels. L’enjeu, pour le législateur, est donc d’accompagner ce mouvement et de le réglementer tout en gardant la maîtrise du marché. En cela, le GENIUS Act américain et le règlement européen MiCA constituent des avancées notables. Pour autant, il reste du chemin à parcourir pour créer un grand marché européen des cryptoactifs, indispensable au développement futur de l’économie. Et, surtout en Europe, un marché des stablecoins en euro pour éviter que l’économie européenne soit phagocytée par l’économie américaine.
« Il reste du chemin à parcourir pour créer un grand marché européen des cryptoactifs, indispensable au développement futur de l’économie. Et, surtout en Europe, un marché des stablecoins en euro pour éviter que l’économie européenne soit phagocytée par l’économie américaine. »
Pensez-vous que les espèces et la carte bancaire soient amenées à disparaître, en lien avec l’augmentation des transactions digitales et des paiements mobiles sans carte ?
H.S. : Les billets et les pièces existent, respectivement, depuis plus de deux cents ans et de trois mille ans. Et l’uniformisation du cours légal de l’euro va consolider leur usage au quotidien dans toute l’Europe. La monnaie scripturale complète la monnaie centrale et permet de développer le crédit. En France, nous avons également la chance de disposer de solutions de paiement endogènes, résilientes et compétitives, qui nous assurent une autonomie stratégique et une grande part de souveraineté au regard de solutions comme celles des schemes [2] de cartes internationaux, Visa ou MasterCard, et de sociétés privées comme PayPal. La carte bancaire reste ainsi le moyen de paiement le plus utilisé en France pour retirer de l’argent ou régler un achat en magasin et sur Internet. Et les paiements par carte bancaire ont, pour la première fois, dépassé en France les paiements en espèces en 2024 (48 % vs 43 %). Ces derniers sont d’un usage plus élevé dans de nombreux pays européens, comme en Italie ou en Allemagne, où ils représentent plus de la moitié des transactions. À l’inverse, ils sont moins élevés en Angleterre, où le cash est utilisé dans moins de 20 % des transactions de paiement tandis qu’en Suède, il a quasiment disparu au point de ne représenter plus que 8 % des paiements contre 40 % en 2010 du fait du développement du paiement par carte et surtout du paiement mobile. En France, les paiements mobiles restent pour le moment mineurs, avec environ 5 % des paiements, mais devraient progresser rapidement. Donc, si les transactions digitales sont en train de rogner sur les transactions fiduciaires et scripturales, la disparition des moyens de paiement traditionnels n’est pas pour tout de suite, à l’exemple du chèque qui survit de façon marginale depuis de très nombreuses années.
En résumé, je dirais, pour l’utilisation des espèces comme pour celle de la carte bancaire, que cela dépend avant tout des cultures et usages des populations. Ce qui ne varie pas, en revanche, c’est la confiance et la sécurité qui sont des prérequis indispensables en matière de paiement. Et pour le moment, les moyens traditionnels ou scripturaux l’emportent sur tous les autres modes de paiement.
Comment accompagner l’essor progressif des paiements en cryptoactifs à l’aune de l’informatique quantique ?
H.S. : Selon moi, les cryptoactifs, et surtout les stablecoins, vont continuer à se développer fortement dans les prochaines années, parallèlement à la monnaie scripturale, et pourraient même à très long terme prendre la première place devant la monnaie scripturale, sauf évènement disruptif majeur, si les conditions de sécurité, de stabilité et de supervision sont suffisamment clarifiées pour permettre de créer la confiance. Cela prendra du temps et devra s’inscrire dans un cadre juridique, technique et réglementaire à même de prévenir le risque de fraude, de sécuriser les transactions et d’en garantir l’intégrité, voire de réellement contrôler les adossements pour les stablecoins, et les usages autorisés. Cela passe également par des avancées technologiques comme l’identité numérique, qui permet d’authentifier les personnes engagées dans une transaction, ou encore des procédés de chiffrement résistants aux capacités technologiques de certains grands acteurs politiques ou économiques mondiaux, pour assurer l’intégrité des clés ou la confidentialité des transactions de bout en bout. Dans ce cadre, l’enjeu est d’anticiper l’arrivée de l’informatique quantique et sa puissance de calcul démultipliée en prévoyant, dès à présent, une transition vers une cybersécurité post-quantique.
« Selon moi, les cryptoactifs, et surtout les stablecoins, vont continuer à se développer fortement dans les prochaines années, parallèlement à la monnaie scripturale, et pourraient même à très long terme prendre la première place devant la monnaie scripturale, »
[1] C’est dans ce contexte qu’a par exemple été inventé et formulé pour la première fois le « modèle à quatre coins » du paiement par carte bancaire qui implique quatre acteurs : le client et sa banque d’un côté, le commerçant et sa banque de l’autre.
[2] L’International Card Schemes (ICS) est une infrastructure qui définit les règles, les normes et les procédures pour le traitement sécurisé des paiements effectués par carte.